Regards Croisés

Regards croisés entre la céramique de Mata Ortiz et mon travail, une opportunité pour moi de définir un regard plus profond sur ma propre vision et ce que je suis en train de développer dans mon rapport avec la terre. Plus ou moins conscient des différences quʼil y a entre nos façons de travailler, mais aussi, et cʼest une chose qui devient beaucoup plus clair dans le contexte de cette exposition en France, conscient des coïncidences et affinités quʼil y a en relation avec nos racines communes, mexicaines.

         La fabrication de la céramique a toujours été, et sera toujours une activité aux multiples facettes, selon le lieu et le moment où elle se déroule. Il est certes impossible de reconstituer dans le détail les circonstances qui ont amené différentes cultures à mettre au point le travail de la céramique, mais il convient de rappeler que ce qui, pour nous aujourd’hui est une série de gestes organisés et classifiés en fonction de certaines caractéristiques ou styles, était dans le temps le produit du labeur accompli par des individus. Nous savons bien entendu que la céramique a presque toujours été une activité de groupe ; il n’en demeure pas moins qu’il y a toujours eu des pionniers, des créateurs qui ont, à titre individuel, ouvert ou défini la voie pour leurs adeptes, exactement comme c’est encore le cas de nos jours. De notre lointain passé, nous connaissons les créations céramiques, les innombrables et extraordinaires pièces façonnées par des inconnus, par des membres de telle ou telle région, telle dynastie, à telle période, dans telle culture. Le nom de ces artistes est à tout jamais tombé dans l’oubli, mais leurs œuvres demeurent, et c’est tout ce qui compte.

         La relation de créativité qui se noue entre un individu et l’argile est toujours une relation personnelle, car s’il n’existe pas une profonde implication, le résultat ne peut pas être créatif. Ce qui ne veut pas dire que tous les céramistes ont toujours eu dans l’idée de devenir des artistes, du moins certainement pas au sens où l’on entend le mot « artiste » selon les critères modernes. Pour bien comprendre la céramique créative de l’époque, il convient de partir de prémisses très différentes, même si l’on peut probablement aussi partir du principe qu’il y a toujours eu, partout, des façons semblables de jouer avec les possibilités techniques du maniement de l’argile, un plaisir comparable en cas de réussite, et certainement une frustration universelle et relativement fréquente en cas d’échec en tout genre, échecs que nous les céramistes ne connaissons que trop bien.

         Il est également aisé de comprendre que la vision contemporaine de l’art céramique semble n’avoir que peu d’éléments communs avec celle d’il y a quelques décennies à peine, sans parler de ce que les Chinois ou les Mayas d’il y a mille ans pourraient avoir pensé des créations céramiques de leur époque. Là encore, nous n’avons pas la réponse, et par conséquent, nous avons tendance à considérer le vaste patrimoine céramique de l’humanité comme un tout, un tout certes relativement différentié, mais une sorte de développement organique, de patrimoine culturel ayant évolué de façon différente dans des lieux différents.

         L’une des caractéristiques de la céramique, c’est sa pérennité. La pérennité en raison de la résistance des produits en céramique, capables de survivre pendant des milliers d’années, mais également sa pérennité en tant qu’activité humaine, puisqu’aucune culture n’a jamais renoncé à la céramique qui, en tant que technologie et forme artistique, a toujours trouvé sa place dans toutes les sociétés. La céramique occupe une place à part, bien spécifique, tout en évoluant et s’adaptant au contexte de son époque, même si les sociétés n’ont pas toujours été conscientes de sa signification. En y réfléchissant bien, il est très intéressant de constater qu’en dépit de sa présence pérenne, la céramique n’a jamais ou très rarement atteint, ni même revendiqué, une place proéminente en tant qu’art. A mon sens, il s’agit là d’un cas marginal dans le contexte des arts, ce qui, d’ailleurs, n’est pas forcément négatif, puisque cela n’entrave en rien l’activité de qui éprouve le besoin de travailler l’argile. L’on pourrait même considérer que c’est une bonne chose pour la céramique de ne pas être constamment sous le feu des projecteurs, ce qui, en réalité, fait souvent courir à l’art le risque d’être manipulé artificiellement par la critique et le marché, agissant de conserve. Je citerai, pour preuve de cette cotation artificielle de l’art, les millions de dollars versés pour des pièces qui “choquent” le public… pendant 15 minutes, un phénomène de marché n’ayant guère de sens du point de vue artistique. Pour moi donc, il y a quelque chose de plus naturel et de plus réel dans la façon dont la céramique est généralement évaluée, acceptée ou rejetée pour sa propre valeur intrinsèque.

         Lorsque j’ai accepté de venir à Limoges, j’ai pensé vous proposer une réflexion, et vous donner un aperçu ponctuel de la situation dans ce domaine dans notre pays, à un moment où la céramique traverse une période aussi complexe qu’intéressante dans le monde entier. J’aimerais vous faire part du point de vue de quelqu’un qui vient d’une région du monde qui, à bien des égards, n’appartient pas à la communauté céramique contemporaine des pays développés, que l’on considère généralement comme la plaque tournante de la céramique contemporaine. Je dois cependant d’emblée vous avertir : il s’agit là d’un avis personnel, qui n’a pas la prétention d’être objectif, car j’entretiens un rapport beaucoup trop étroit et personnel à la céramique: il s’agit plutôt du point de vue d’un céramiste en exercice, marqué par près de 40 ans d’expérience, essentiellement au Mexique, mon pays d’origine. Force m’est également de reconnaître que, étant donné que je me concentre essentiellement sur ma propre production, il m’est impossible d’avoir une vision panoramique de tout ce qui se passe sur le front de la céramique en Amérique latine. Cependant, comme j’ai eu la chance de travailler dans plusieurs pays, et dans de nombreux ateliers différents, et surtout ici en France, j’ai été amené à expérimenter personnellement les différences radicales des conditions de travail dans lesquelles évoluent les céramistes, selon l’endroit où ils vivent. A l’heure de la mondialisation, il existe dans la céramique, comme dans beaucoup d’autres domaines, des divergences fondamentales entre les sociétés développées et les sociétés en développement.

         Pour de multiples raisons, l’intérêt pour la céramique et la place qu’elle occupe actuellement dans les pays développés divergent radicalement de la situation qui est la nôtre en Amérique latine, et probablement dans les autres pays en développement dans le monde entier. Cette divergence s’explique aisément: en premier lieu, elle est due à la pauvreté qui règne généralement dans nos sociétés. Rares sont les écoles et académies artistiques qui s’intéressent sérieusement à la céramique: la technologie à disposition est limitée, l’art céramique est rarement présent dans les musées et les galeries, la critique n’est pas spécialisée, c’est à peine s’il existe des collectionneurs ou des magazines spécialisés, et j’en passe et des meilleures, sinon, vous auriez l’impression que je vous brosse un tableau très noir, ce qui n’est pas du tout mon intention.

        Cette situation s’explique par le fait que la marginalité, en dépit de ses nombreuses incidences négatives, n’est pas forcément une tare absolue, au contraire. J’en veux pour preuve les nombreuses et extraordinaires contributions que cette région opprimée, pauvre, en perpétuel conflit et souvent négligée a apportée à la culture universelle. Et je ne parle pas seulement de l’impressionnant patrimoine culturel précolombien, mais aussi de notre patrimoine contemporain, auquel ont contribué tant de grands écrivains, tels Octavio Paz, Jorge Luis Borges, Juan Rulfo, Pablo Neruda, Gabriel García Márquez, Julio Cortázar, Roberto Bolaño, de musiciens comme Silvestre Revueltas, Carlos Chávez, Heitor Villalobos, Alberto Ginastera, de peintres comme José Clemente Orozco, Diego Rivera, Rufino Tamayo, Wilfredo Lam, Roberto Matta, ou d’architectes comme Luis Barragán, pour ne mentionner que quelques-uns des artistes latino- américains reconnus sur la scène internationale, en dépit des nombreuses difficultés qu’ils traversent dans leurs pays d’origine. Leurs prouesses extraordinaires, qui les placent sans l’ombre d’un doute au rang des plus grands artistes de notre époque, indépendamment de leur lieu de résidence ou d’origine, peuvent sembler difficiles à expliquer, à la lumière de la situation délicate dans laquelle se trouvent nos pays, mais au-delà des motivations strictement personnelles, toujours définitives, il existe également des motifs plus généraux qui expliquent un tel succès.

         De toute évidence, la primauté de la culture européenne nous a toujours contraints, en Amérique latine, à la traiter avec attention et respect, comme une référence incontournable. Cette attitude s’est transformée en un processus d’appropriation naturel, non seulement pour la culture espagnole, mais également pour les autres cultures européennes et pour les cultures asiatiques. Pour nous, comme pour le reste du monde, Bach, Rembrandt ou Cervantes font partie de notre culture ; quelque part, ils nous appartiennent. L’art et la culture sont universels. Cette interprétation émane cependant toujours d’un point de vue particulier, avec une certaine distance, sous l’angle de ce que le poète Octavio Paz appelait l’”altérité”; nous ne savons pas exactement ce que nous sommes, mais nous avons la certitude absolue d’être différents, d’être le produit du mélange entre les Indiens et les Européens, d’être issus à la fois de la confrontation et de l’assimilation, un mélange désormais aussi inextricable qu’évident. Prenons par exemple les langues que nous parlons: l’espagnol dans la plupart des pays, mais aussi le portugais, le français, l’anglais ; il est aisé de se rendre compte à quel point nous sommes influencés par la culture européenne.

         L’ouverture, donc, est une nécessité absolue, caractéristique de notre manière d’être, et par conséquent également de notre art ; c’est une expérience évidente du recevoir et du donner, de la restitution, inscrite en quelque sorte dans le dialogue avec l’autre, toujours présent, toujours distant. Ainsi, suite à un processus complexe d’appropriation, nous avons très naturellement adopté non seulement les langues mais aussi l’extraordinaire patrimoine culturel et artistique du reste du monde, ce qui nous a valu, bien entendu, un énorme enrichissement culturel, par nécessité, certes, mais aussi par volonté de tout assimiler. C’est d’ailleurs une faculté qui n’est pas toujours caractéristique de cultures qui, pendant des siècles, ont pensé être le centre du monde. Notre marginalité n’est pas compatible avec le chauvinisme. Lorsqu’il apparaît, il est tout simplement grotesque.

         Autre caractéristique des sociétés en développement: la pauvreté, qui, évidemment, représente un handicap. Je ne suis pas habilité à évaluer de façon approfondie les facteurs complexes qui débouchent sur l’injustice, la corruption, l’absence de démocratie qui frappent les sociétés pauvres, pas plus que les liens qui relient ces facteurs et les centres du pouvoir politique et économique du monde, mais il est tout de même nécessaire d’en parler, si tant est que l’on veuille comprendre la réalité de nos pays. En cette période de crise qui frappe le monde entier, une crise financière, politique et écologique dont nous commençons à capter les aspects les plus étranges et les plus dangereux, les pays d’Amérique latine sont à la fois très loin et très proches de l’Europe: ce qui se produit quelque part entraîne des réactions dans le monde entier, il n’est plus possible de croire qu’un pays, quel qu’il soit, puisse rester indifférent à ce qui se passe ailleurs.

         J’ai pensé qu’il fallait apporter davantage de précisions sur ces différents aspects. En effet, j’ai l’impression qu’en Europe, on a du mal à comprendre la particularité des différences qui existent de nos jours dans les sociétés latino-américaines. Il s’y passe beaucoup de choses, qu’on a tendance à ignorer ici. Nous savons pertinemment que les rares fois où il est question de nos pays au journal télévisé, c’est lorsqu’il s’est produit une catastrophe: tremblement de terre, massacre, coup d’état, épidémie. Sinon, on a l’impression qu’il ne se passe rien d’important, que tout est “normal”. Or, rien n’est plus faux: l’Amérique latine est à un tournant de son histoire; d’une part, elle est à l’origine des mouvements politiques les plus intéressants et les plus radicaux, qui émanent la plupart du temps de mouvements autochtones (les Zapatistes au Mexique, ou la Minga en Colombie), et d’autre part, elle souffre du démantèlement total de pans entiers de la société. Des changements politiques intéressants sont en cours dans plusieurs pays d’Amérique du Sud; je pense notamment à la Bolivie, qui a élu un Indien à la présidence du pays, une décision démocratique porteuse d’espoir.

         Parallèlement, au Mexique, un pays qui, pendant des années, se situait à l’avant-garde et jouissait d’une situation relativement stable, force nous est de constater que la situation est explosive, à la limite de la perte de contrôle. Les dysfonctionnements sont légion: le gouvernement de droite (une caricature de gouvernement), qui est arrivé au pouvoir il y a quelques années grâce à des fraudes électorales, s’est avéré totalement incapable de gérer les trop nombreuses contradictions de notre société. D’immenses richesses sont aux mains de quelques-uns, alors que la vaste majorité de la société mexicaine, déjà relativement pauvre depuis fort longtemps, est en train de perdre tout espoir de stabilité et craint de sombrer dans la misère. La perspective qui, pendant des années, s’est présentée aux plus pauvres, à savoir aller travailler illégalement aux Etats-Unis, a cessé d’être une option; les Etats-Unis sont frappés par la crise financière et ne leur offrent plus de travail, alors ils rentrent à la maison les mains vides. La corruption gangrène les instances politiques, l’éducation a été négligée pendant si longtemps qu’aujourd’hui, la télévision monopolistique, d’une médiocrité grotesque, est devenu un ministère de l’Education parallèle. Vous pensez que c’est une plaisanterie ? Une mauvaise plaisanterie alors : quand on n’étudie pas, qu’on ne sait pas lire, et qu’on ne capte que ce que la télévision a à proposer, c’est la culture qui court à la catastrophe. Et nous n’avons pas encore abordé le problème le plus grave, celui de la criminalité, qui est désormais une terrible préoccupation dans la vie de tous les jours; les organisations criminelles qui contrôlent le trafic de drogue sont si puissantes que plus personne ne se sent en sécurité. C’est une bien triste réalité, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle soit impossible à vivre, car, aussi incroyable que cela puisse paraître, les sociétés humaines parviennent à survivre et à aller de l’avant y compris dans l’adversité, même si cela n’a rien de facile ni d’agréable.

         Paradoxalement, dans le cas de l’art en général, et de la céramique en particulier, ce manque criant d’opportunités n’est pas définitif ; nous persistons à essayer de faire ce qu’on sait, tant bien que mal. Evidemment, il faut pour cela consacrer toute son énergie au travail, parce qu’être artiste dans un pays pauvre en situation de conflit, c’est souvent une simple question de survie. L’artiste qui échoue ne bénéficie d’aucun soutien social. Il faudrait réfléchir sérieusement à la question de savoir si, dans l’histoire en général, un certain degré d’insécurité ou de pauvreté ne s’avère pas utile, puisque cette insécurité et cette pauvreté caractérisent la vie de la plupart des créateurs les plus importants partout dans le monde.

        L’ouverture et le besoin, faire au mieux en toute circonstance, tels sont les caractéristiques spécifiques de l’art latino-américain. La céramique dans nos pays s’inscrit bien entendu dans le contexte de l’art dans son ensemble. L’art céramique des Mayas, des Olmèques, des Zapotèques, celui des Coréens et des Chinois, l’art islamique ou l’art grec font partie intégrante de notre patrimoine à tous. Nous avons tous avantage à le connaître, tout comme l’esthétique, la sensibilité et les techniques transmises avec ce vaste patrimoine. Je perçois également que partout dans le monde, les céramistes échangent et communiquent. Je constate que nous apprenons naturellement du travail des autres, et que nous devons également avoir la volonté de renoncer à tout ce que nous pourrions découvrir en chemin. Ce n’est que grâce à cette volonté évidente de renoncement que nous parviendrons à la vacuité mentale ou spirituelle nécessaire pour laisser la place à de nouveaux développements: à mon sens, l’un des secrets de la créativité, c’est de ne rien cacher, et de ne rien chérir.

         Pour moi, l’art céramique, comme n’importe quel art, croît, jusqu’à devenir, paradoxalement et moyennant l’effort le plus individuel et isolé qui soit, une accumulation de savoirs universels. Il n’y a pas de place pour l’exaltation individuelle, nous ne sommes qu’un lien, unique, certes, dans la chaîne ininterrompue de ce long et durable processus de création céramique.

         Il existe encore d’autres éléments qui permettent de distinguer aisément les pays riches des pays pauvres; des aspects très concrets, mais très importants.          Après avoir rencontré de nombreux céramistes européens, américains et japonais, et après avoir comparé nos contextes respectifs, j’ai compris comme une évidence que les nombreux avantages dont ils jouissent ont un coût, souvent élevé, du point de vue financier. Faire de la céramique dans nos pays coûte en général nettement moins cher. Nous pouvons nous permettre d’avoir de grands espaces de travail et des assistants, ce qui compense une part des inconvénients cités précédemment.

Regards Croisés, Gustavo Pérez / Mata Ortiz, ENSA Limoges
Regards Croisés, Gustavo Pérez / Mata Ortiz, ENSA Limoges

         Encore une chose: l’absence de contexte réceptif à la céramique dans nos pays ne signifie pas que le travail céramique ne peut exister. Certes, les céramistes évoluent au prix de nombreuses difficultés, mais lorsqu’ils y parviennent, c’est toujours dans un contexte, probablement plus ouvert, dans lequel s’intègre l’art céramique, je veux parler du contexte de l’art en général. Le céramiste d’un pays en développement côtoie souvent des écrivains, des peintres, des musiciens, etc., ce qui lui permet d’avoir des échanges très riches; or cet aspect semble souvent limité dans les pays où la présence de la céramique est plus circonscrite et reconnue, où elle jouit d’un espace spécifique mais où elle semble souvent isolée des autres disciplines artistiques.

        Quoi qu’il en soit, rappelons que la créativité peut exister n’importe où, que tout avantage s’accompagne forcément d’un certain nombre d’inconvénients, et que la situation étriquée dans laquelle vivent de nombreuses personnes dans le monde (la vaste majorité en réalité) ne signifie pas pour autant qu’elles sont privées de la possibilité de créer. Et que l’art qui doit exister finit toujours par exister. D’une façon ou d’une autre. C’est dans notre nature de mourir, de disparaître, alors ayons une pensée pour les auteurs anonymes des milliers de chefs d’œuvre du passé, et prenons conscience de notre futilité personnelle. Tout en sachant par ailleurs que les objets que nous fabriquons figurent parmi les rares objets qui pourraient perdurer à tout jamais. Car telle est la nature discrète et tenace de la céramique.